Une nuit pour écrire 100 textes


Photo : Pete Linforth - Pixabay

1er décembre 2016, 19h33. Balthazar est devant son ordinateur. Il écrit un article appartenant à un groupe de commandes à livrer pour la fin du mois. Mais il se dépêche pour pouvoir tout  rendre demain avant midi afin d’être payé. Le frigo est vide et ses vieux parents, vivant à quelques 300 kilomètres de là, n’ont plus rien à manger non plus. Mais il y a plus grave : ils ont épuisé leur réserve de médicaments. L’urgence est à son comble !

Une diva de la variété américaine

Brusquement, il arrête de taper son texte et se met à écouter sa chanteuse préférée sur Dodger, une plate-forme d’écoute de musique en ligne. Son idole, Leana Bertley, est une chanteuse majeure des années 90 et une célébrité incontournable en ce début de 21ème siècle. Ses mélodies, ses paroles, sa voix, ses gestes, ses tenues vestimentaires… tout chez cette femme métissée plaît à Balthazar. Que ne donnerait-il pas pour assister à un seul de ses concerts, même pour quelques minutes de présence. Il ne se fait pas d’illusion.

Des terroristes à la tête de l’Etat

Car Balthazar n’est pas suffisamment fortuné pour s’offrir un voyage aux USA et en Europe où ont lieu les tournées de sa diva. Balthazar est un rédacteur en freelance dans un pays insulaire, sous développé, extrêmement pauvre, du sud. D’après les Nations Unies, son pays fait partie des 5 les plus pauvres du Monde. Depuis 7 ans, son île lui apparaît maudite. Dans son Etat, le dernier mot appartient à la corruption, le népotisme est la meilleure compétence pour accéder à une fonction, les interventions en haut lieu dans les affaires judiciaires ont plus de poids que les dispositions du code civil et du code pénal et autres règles légales théoriquement en vigueur.

Les yeux fermés

Balthazar se sert du climat pour justifier en sourire certaines anormalités qui règnent sur son île : les deniers publics fondent sous l’ensoleillement intense pratiquement à longueur d’année, la chaleur accélère l’évaporation des aides internationaux, les températures extrêmes font naître de l’agressivité chez les forces de l’ordre...  C’est pathétique, mais  c’est ainsi. Ce qui se passe dans son île, qu’il adore plus que tout autre pays, le fait éperdument souffrir. D’ailleurs, cela fait des mois qu’il s’est résolu à ne plus regarder les informations nationales. Il ne se sent pas de nature suffisamment maso pour continuer à les suivre. Et puis cette propagande d’Etat l’exaspère, toute cette démagogie, ces mensonges gouvernementaux : il n’en peut plus !

Une lassitude nationale

Mais il faut accepter, se résigner, car aucun ras de marées de contestation  ne se forme à l’horizon. Aucun bruit de pas annonçant l’arrivée imminente d’une révolution ne se fait entendre au loin. Tout comme lui, ses concitoyens semblent avoir fait le choix de la passivité, le choix de supporter. Tous sont fatigués, épuisés, touchés par la lassitude… Un jour peut-être les choses changeront, mais pas pour le moment. En pensant à la situation catastrophique dans laquelle est plongé son pays, une haine virulente s’empare parfois de son cœur, lui donnant envie de boxer chacun de ces insolents dirigeants de son pays.

Contrainte horaire

Il est bientôt 21h. Balthazar a un peu avancé. Sur les 300 articles de 100 mots chacun qu’on lui a commandés, il en reste une centaine. Il se persuade de pouvoir les terminer ce soir même, du moins, il veillera jusqu’au matin. Son client est présent sur Skype vers 9h. Tout doit être prêt lorsque celui-ci se met en statut «connecté». Car il passe en coup de vente devant son ordinateur. Le temps de payer Balthazar et il repart. Visiblement, c’est un homme occupé. Balthazar peut gagner un peu de temps grâce au décalage horaire. Mais surtout, il doit écrire vite, sans sacrifier la qualité. Balthazar et son client ont convenu de ce paiement il y a 2 jours. Si Balthazar est du genre à manquer de ponctualité, son client, lui, tient toujours ses engagements et ses promesses. C’est un homme droit et honnête, rempli de compassion. Balthazar est bien content de l’avoir comme client. D’ailleurs, cela fait des années qu’ils collaborent.

Arabica et robusta dans une cafetière italienne rouge

Pour réussir le défi de ce soir, Balthazar recourt à sa bonne vieille stratégie, bien rôdée, éprouvée, et dont l’efficacité n’a jamais fait défaut. Depuis 17h, il se délecte d’un café spécial qu’il concocte lui-même : un mélange d’arabica et de robusta. Il le prépare dans une cafetière italienne rouge qu’il a reçue d’un oncle vivant en Italie lors d’un séjour de celui-ci dans le pays. La boisson est à la fois forte et agréablement parfumée. En tout, il s’envoie près d’une dizaine de mugs de ce cocktail de cafés. Grâce à cette quantité, il est sûr de pouvoir écrire et réfléchir correctement jusqu’à demain matin. En temps normal, il utilise une cafetière à piston dont la carafe est en verre. Celle-ci provient d’Afrique du sud. Il l’a achetée à environ 9 euros dans un supermarché de la capitale. Et toujours en temps normal, il ne boit que de l’arabica.

Les gourmandises du cerveau

Mais son panaché ultra-caféiné ne suffit par pour le faire tenir intellectuellement toute une nuit. Pour compléter le « dispositif », il a également augmenté les doses des compléments alimentaires qu’il prend quotidiennement pour entretenir ses capacités intellectuelles : un complexe B, du magnésium, du zinc-sélénium, du fer, de la vitamine A et de la vitamine C. Il en a avalé plus que d’habitude, mais dans la limite du supportable pour son corps. Ce n’est pas le moment de faire une overdose. Enfin, toute la nuit, il boira 2 litres d’eau.

Entracte à l’israélienne

Lorsque sonne minuit, Balthazar est à 50 articles. Il commence à ralentir, car physiquement il est fatigué. Mais son cerveau, lui, est bouillonnant. Les idées se bousculent dans sa tête et se structurent, s’organisent automatiquement comme par magie. Il écrit avec aisance, réfléchit rapidement, accouche d’une impressionnante créativité dans la construction des phrases et, en prime, sa connexion est rapide comme l’éclair, carrément. Vers 3h du matin, il est à 75 articles. Là, il décide de s’allonger un peu et de reprendre à 5h. Il s’endort sur des chansons israéliennes interprétées par Eyal Golan.

Un réveil brusque

Balthazar se réveille en sursaut. Il est 8h ! Il n’a pas entendu son réveil. C’est la sonnerie de son téléphone qui l’a tiré de son sommeil. Au bout de la ligne, il entend la voix inquiète de sa mère qui souhaite savoir si elle aura des sous aujourd’hui. Balthazar, ne souhaitant pas lui donner de faux espoir au cas où il ne termine pas les 25 articles qui lui reste à écrire, lui répond qu’il n’en sait rien du tout. Il devine dans l’intonation de sa mère qu’elle est à la fois déçue et déconcertée. Balthazar déteste ce genre de situation. Il a mal pour ses parents.

Un stress paralysant

Il se remet vite au boulot. Son café et ses compléments alimentaires continuent de faire leurs effets. Il n’a aucun mal à reprendre et à poursuivre le fil de ses idées. Plus que 30 minutes avant l’arrivée du client sur Skype. Il commence à trembler de stress et la confusion prend petit à petit possession de son esprit. Les mots ont du mal à sortir, il devient incohérent dans ses réflexions. Lorsqu’il est dans cet état de crispation, il se fatigue rapidement. Il doit donc braver toute cette angoisse et venir à bout le plus vite possible des 25 articles restants.

Instant de grâce

À 9h précise, Skype annonce que son client est connecté. Balthazar ne perd pas espoir. Tout n’est pas perdu. Il prend l’initiative d’envoyer un message au client : un chaleureux « Bonjour » suivi du prénom de la personne. Cette dernière répond. La négociation peut commencer. Balthazar lui écrit qu’il en a encore pour environ 3 quarts d’heures et que cela l’arrangerait si son interlocuteur peut patienter. Le client accepte. Balthazar pousse un « ouf » de soulagement. Il soupire, respire un grand coup et se remet au travail. Il se relâche, la pression retombe  et la tension qui était sur le point de le paralyser s’est évaporée. En définitive, c’est au bout d’une heure que tous les articles restants sont livrés. Balthazar envoie un message à son client pour lui annoncer la fin des livraisons. Le client lui demande de préparer la facture. Balthazar esquisse un sourire ! Ses parents auront leurs médicaments et pourront faire quelques provisions. Quant à lui, il pourra se faire plaisir en se délectant d’un succulent plat cantonais dans un restaurant chinois. En tout, il empochera 300 euros.

Motivation


Réussir coûte que coûte !  Voilà désormais l’objectif de Balthazar. Il souhaite une réussite matérielle mais aussi morale. Devenir quelqu’un de bien, quelqu’un sur qui l’on peut compter, quelqu’un qui tienne parole, qui soit franc, qui n’a pas peur d’assumer ses opinions, qui ose dire « non » quand il le faut et « oui » quand c’est le cas. Balthazar souhaite également sortir définitivement de la pauvreté, même s’il faut pour cela accumuler les nuits blanches.  Il a 34 ans. Il se donne jusqu’à 40 ans pour atteindre cet objectif. Réussir : c’est dorénavant la finalité de sa vie.

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