La porte du restaurant s’ouvre dans un tintement mécanique, et il entre, seul. Comme toujours. Comme chaque soir de Noël depuis quatre ans. Il choisit une table dans un coin, près de la fenêtre. Pas pour la vue — la rue est vide, les volets fermés, les réverbères diffusent une lumière jaune maladive sur le trottoir humide. Non, c’est une habitude, une sorte de rituel sans signification. Les rituels n’ont jamais eu de sens pour lui, pas depuis que tout s’est éteint.
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S'attabler seul un 25 decembre dans un restaurant |
Le serveur s’approche, poli, trop poli. Une mécanique bien huilée, un sourire collé au visage comme un masque. Il commande sans y penser, toujours la même chose : une soupe chaude de poisson, un plat de viande, un dessert très sucré. Il ne sait même pas pourquoi il choisit ces plats-là. Peut-être parce qu’ils sont les moins susceptibles de lui rappeler quelque chose, quelqu’un. Ses parents… Ils avaient un faible pour les repas élaborés, les tablées conviviales. Sa sœur, à dix mille kilomètres, préfère les plats exotiques. Il évite tout cela. Ce soir encore, il avalera des saveurs sans importance.
La soupe arrive, fumante. Le bol en céramique est presque trop chaud, mais il l’attrape des deux mains, comme s’il pouvait en tirer un peu de chaleur humaine. La première bouchée passe sans encombre. Puis la suivante. Une sensation familière monte — ce n’est pas la chaleur qui se répand dans son corps, mais une tristesse glaciale, insidieuse.
Il ne pleure plus. Ses larmes, il les a épuisées sur le cercueil de son père, puis celui de sa mère, dans cet intervalle cruel qui n’a laissé que des silences étouffants entre deux drames. Il se souvient avoir hurlé, à l’époque, dans la solitude d’un appartement trop grand pour une seule personne. Maintenant, il reste silencieux, asséché de l’intérieur. Les larmes ne viendront pas, même s’il en sent l’envie, le besoin presque viscéral.
Le plat principal arrive. Un pavé de viande, des légumes vaguement grillés. Il mange lentement, forcément. Chaque bouchée semble peser une tonne. La nourriture lui rappelle qu’il est vivant, mais seulement à peine. Sa gorge se serre entre deux mastications. Il repense aux appels vidéo rares et maladroits avec sa sœur. Elle a une vie à elle, une famille maintenant. Il ne veut pas la charger de son poids, alors il ment. « Ça va », il dit, avec ce sourire forcé qui n’atteint jamais ses yeux. Elle n’insiste pas. Peut-être qu’elle sait. Peut-être qu’elle préfère ne pas savoir.
Le dessert arrive. Trop sucré, trop coloré, presque grotesque dans sa tentative de paraître festif. Il prend une bouchée. La douceur lui donne envie de vomir. C’est ironique, pense-t-il. Un plat censé apaiser, mais qui ne fait qu’accentuer l’amertume de tout le reste.
Il regarde autour de lui. Les autres clients semblent heureux, ou du moins capables de feindre une joie qui lui échappe complètement. Un couple rit à une table voisine. Un groupe d’amis trinque un peu plus loin. Il se demande vaguement ce que cela fait d’être comme eux, d’avoir encore un semblant de lumière. Mais cette pensée s’éteint rapidement, comme tout le reste.
Il paie l’addition, se lève, quitte le restaurant. La journée est chaude. Les rayons du soleil mord ses joues, mais il n’a pas envie de se dépêcher. À quoi bon ? Il marchera jusqu’à son appartement, il allumera son ordi pour combler l’inexistence, il s’allongera sur son lit et fixera le mur. Et demain, il recommencera. Pas parce qu’il veut, mais parce que son corps continue à bouger, à respirer, à fonctionner. Comme une machine désormais incapable de trouver une raison d’être.
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